Le monde est complexe, mais nous persistons à le regarder à travers le prisme rassurant des bons et des méchants. Cette vision manichéenne, particulièrement en politique et en géopolitique, nous aveugle, nous enferme, et nous rend incapables de penser l’indépendance stratégique. La France, fidèle à son histoire, doit renouer avec une position singulière : une troisième voie, lucide et souveraine.
Une tentation politique dangereuse
Il n’est rien de pire que le manichéisme, surtout en politique. Pourtant, jamais cette vision binaire du monde — divisant les camps en bons et méchants — n’a été aussi prégnante, aussi délétère. Elle gangrène nos débats publics comme nos lectures du monde, au détriment de la complexité, de la nuance, et, in fine, de la vérité.
Dans nos démocraties, le manichéisme est devenu une arme électorale redoutable. Il ne s’agit plus de convaincre, mais de condamner. L’adversaire n’est plus quelqu’un avec qui l’on débat, mais un ennemi à abattre. Toute idée venue de “l’autre camp” est disqualifiée non pour ce qu’elle propose, mais pour ce qu’elle est censée représenter.
Or, la politique, par essence, est l’art du compromis. Elle exige de composer avec le réel, d’écouter les contradictions, de faire avec les zones grises. Refuser cela, c’est abandonner le terrain de la démocratie à la passion et à l’irrationnel.
En géopolitique : juger au lieu de comprendre
Cette logique binaire est encore plus pernicieuse lorsqu’elle s’exporte sur la scène internationale. Là où il faudrait de la diplomatie, de la stratégie, de la compréhension des intérêts divergents, on plaque des lectures morales et émotionnelles. Les conflits sont réduits à des récits moraux : « l’Occident » contre « les tyrannies », « la démocratie » contre « la barbarie », ou inversement, selon l’idéologie du moment.
Ukraine : simplifier pour s’aveugler
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022 a été, à juste titre, condamnée. Mais très vite, le récit s’est rigidifié : l’Ukraine serait la figure pure du courage démocratique, la Russie celle du mal impérial. Cette vision a effacé des années de tensions géopolitiques (élargissement de l’OTAN, Donbass, accords de Minsk), comme si comprendre revenait à justifier.
Résultat : on s’interdit toute lecture stratégique à long terme, et donc toute possibilité de sortie négociée qui ne serait pas perçue comme une capitulation morale.
Le piège du campisme : « contre la Russie = pour les États-Unis »
Autre dérive majeure : l’idée qu’être contre la Russie revient à être aligné sur les États-Unis. Comme si toute critique de l’agression russe signifiait une soumission automatique à l’agenda de Washington. Cette logique d’alignement binaire tue toute pensée libre.
Or, on peut condamner la guerre de Poutine sans se faire le relais de l’hégémonie américaine. On peut critiquer les interventions occidentales passées sans fermer les yeux sur les crimes russes. La liberté de jugement commence là : dans le refus des loyautés automatiques.
Israël-Palestine : deux récits exclusifs
Rien n’illustre mieux les effets destructeurs du manichéisme que le conflit israélo-palestinien. Chaque camp a son récit exclusif, sacralisé, qui présente l’autre comme une menace existentielle. En Occident, les opinions publiques sont sommées de choisir un camp, comme s’il était impossible d’admettre simultanément l’horreur du 7 octobre 2023 et la tragédie humanitaire de Gaza.
Être solidaire des civils palestiniens ne devrait pas impliquer de nier les crimes du Hamas, pas plus que défendre le droit d’Israël à exister ne justifie la destruction massive d’un peuple. Refuser le manichéisme ici, c’est oser la compassion double, et la critique des deux côtés — ce qui est devenu presque tabou.
Chine et États-Unis : le retour du bloc contre bloc
La rivalité sino-américaine est trop souvent décrite comme une nouvelle guerre froide. Ce récit binaire — la démocratie contre l’autocratie — justifie les sanctions, les ruptures technologiques, la militarisation de l’Indo-Pacifique. Mais derrière l’habillage moral, se cachent surtout des logiques de puissance, de contrôle technologique et de domination économique.
Pour une pensée adulte — et une France fidèle à elle-même
Refuser le manichéisme, ce n’est pas sombrer dans un relativisme cynique. C’est au contraire choisir une pensée adulte du politique, qui accepte la complexité du monde sans renoncer à ses principes. C’est refuser de juger sans comprendre, de s’aligner sans réfléchir, de s’aveugler par réflexe tribal.
Mais ce devoir de lucidité concerne plus particulièrement la France, qui a historiquement incarné une voie singulière. Depuis 1945, et même depuis la fin de la guerre de Crimée et le Congrès de Paris en 1856, elle s’est construite sur une autonomie stratégique : ni vassale de l’Empire britannique, ni bras armé de l’Amérique. De De Gaulle sortant de l’OTAN à Chirac s’opposant à la deuxième “guerre du Golfe”, cette ligne indépendante s’inscrit dans une tradition gaullo-bonapartiste.
Aujourd’hui, cette voie est plus nécessaire que jamais. Il ne s’agit pas de se retirer du monde, mais de le regarder avec lucidité. Ni alignée par réflexe atlantiste, ni fascinée par les autocraties alternatives, la France doit redevenir cette puissance d’équilibre, capable de parler à tous sans se soumettre à personne.
Contre le manichéisme, non par faiblesse morale, mais par exigence stratégique. Non par neutralité molle, mais par fidélité à une certaine idée de la France.