La sécurité publique est une mission régalienne que l’Etat a, depuis de nombreuses années, bien du mal à assurer.
Les banlieues dites « sensibles » se sont multipliées dans tout le pays et l’insécurité gagne même les campagnes longtemps préservées. Les gouvernements successifs ont multiplié les expertises et les audits se sont entassés. Tous ont promis le remède miracle sans qu’aucun ne parvienne à maîtriser l’enlisement progressif. Aujourd’hui faut-il encore rajouter une énième expertise ? Je n’en vois pas l’intérêt. Toutes les études possibles ont été menées et sont connues et reconnues. Désormais, il faut agir mais différemment.
Sous le prétexte qu’aucune des actions mises en place n’a porté ses fruits, certains en imaginent de nouvelles, prétendues plus radicales et courageuses. Ils proposent le recours à l’armée. Faut-il envoyer la troupe pour éradiquer la délinquance dans les banlieues sensibles et accessoirement sur tout le territoire ? Faut-il abandonner le pouvoir de police aux militaires sous le prétexte que le pouvoir civil est incapable de remplir son rôle ? Faut-il aller au-delà de « l’état d’urgence » auquel nous avons déjà recours et mettre la France en « état de siège » ? Certains le proposent. Quels sont les enjeux ?
L’Etat d’urgence est une disposition législative qui vise à renforcer exceptionnellement les pouvoirs de forces de l’ordre qui restent placées sous l’autorité civile. L’armée peut être appelée en renfort. Elle est alors mise à disposition de l’autorité civile. L’état d’urgence a été utilisé à plusieurs reprises, en Algérie, en Nouvelle Calédonie et à l’occasion d’émeutes dans les banlieues. Vigipirate s’inscrit dans un état d’urgence.
L’Etat de siège est une disposition constitutionnelle (article 36 de la constitution de 1958) soumise à deux conditions : qu’une menace grave et immédiate pèse sur l’indépendance de la nation et l’intégrité du territoire et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels soit interrompu. Il transfère le pouvoir des autorités civiles aux militaires et permet la mise en place de juridictions militaires. L’armée prend alors en compte la sécurité publique en lieu et place des forces de police civiles. Par ailleurs l’état de siège permet la mise en place de juridictions militaires. Dès lors, la séparation des pouvoirs n’est plus assurée puisque le pouvoir judiciaire et le pouvoir exécutif se trouvent confondus. Les libertés individuelles sont mises entre parenthèses. L’état de siège est une mesure lourde de conséquence qui a été très peu utilisée, pendant la guerre mondiale et par les putschistes d’Alger.
Les conditions d’un état de siège sont-elles réunies ? D’aucuns le prétendent et considèrent que l’intégrité du territoire est menacée et que nos institutions ne fonctionnent plus. C’est une vision très pessimiste et alarmiste qui justifierait alors l’utilisation de mesures extrêmes et radicales.
Un état de siège se justifierait-il davantage s’il n’était que temporaire et localisée ?
Il est difficile d’imaginer un retour rapide à la sécurité dans des territoires déjà très sévèrement gangrénés. C’est un travail de longue haleine qui doit associer l’action sociale et la répression. Une mesure temporaire, de courte durée, ne laisserait que trop peu de temps à une réforme sociale dont on ne peut se dispenser. Une répression militaire brutale pourrait vraisemblablement freiner rapidement la délinquance, mais elle n’est concevable que dans un régime dictatorial. Dans ces conditions, les citoyens français accepteraient-ils le maintien durable d’un état de siège ?
Pourrait-on imaginer la limitation de l’état de siège à une ou plusieurs banlieues, pendant que d’autres resteraient sous le pouvoir de l’autorité civile ? Une telle sectorisation génèrerait une rupture d’égalité inconcevable dans une France une et indivisible et accentuerait encore les clivages sociaux.
En fait la véritable question n’est pas de savoir si l’intervention de l’armée est nécessaire que ce soit en état d’urgence ou en état de siège, mais pourquoi nous en sommes arrivés à cette tentation. Pourquoi faire appel à l’armée alors que tous les outils civils existent ? Ne fonctionnent-ils plus ? Faut-il conclure à l’incompétence, l’inaptitude des forces de police et de gendarmerie ? La troupe serait-elle plus compétente, plus efficace parce que mieux équipée, mieux armée, mieux commandée ? Est-il raisonnable de faire appel à une armée déjà en sous-effectifs et qui n’a ni la vocation à suppléer les insuffisances éventuelles des forces de l’ordre civils, ni le temps, ni la formation pour assurer les missions de sécurité civile. Par ailleurs l’armée paye déjà son tribut à la sécurité publique par l’intermédiaire de la gendarmerie, avec la nuance essentielle que ce corps reste soumis à l’autorité civile. Ne serait-il pas plus judicieux de donner enfin aux forces de sécurité civiles, à la police et la gendarmerie, les moyens de remplir correctement leur mission et surtout de prendre les dispositions économiques et législatives pour réformer un système judiciaire défaillant, le rendre plus rapide, plus efficace, plus sévère et capable de donner les réponses pénales à la hauteur des enjeux ?
Au cours de ma vie professionnelle je me suis trouvé face à des barricades enflammées dans des quartiers difficiles. J’ai donné à mes policiers l’ordre de dégager la rue. Face à nous il y avait des voyous, une toute petite minorité de la population du quartier qui, elle, n’aspirait qu’à la tranquillité. J’ai prié le ciel qu’aucun de mes hommes ne soit tenté de se servir de son arme, excepté, bien évidemment, en situation de légitime défense. J’ai eu de la chance, le ciel m’a exhaussé. J’ai prié pour que les voyous que nous avons interpellés fassent l’objet d’une réponse pénale efficace, proportionnée, rapide, exemplaire. J’ai prié, mais en vain de sorte que les barricades ont pu être reconstruites. Le remplacement des gardiens de la paix par des militaires autorisés à se servir de leurs armes aurait-il empêché les voyous impunis de recommencer ou aurait-il établi et entretenu un état de guerre civile ?
La question n’est pas de savoir qui doit intervenir, mais comment, avec quels moyens et quels pouvoirs et surtout quelles sont les suites données aux interpellations des coupables.